Dossier sur « Le Canada : 51e État ? » dans le N° 26 de la revue IdeAs

coordonné par Laurence Cros (Université Paris Cité), Serge Jaumain (Université libre de Bruxelles) et Félix Mathieu (Université du Québec en Outaouais)
Editeur : Institut des Amériques
Parution : octobre 2025

Présentation | Table des matières

Présentation

Donald Trump n’avait pas encore retrouvé le Bureau ovale qu’il traitait déjà Justin Trudeau de « gouverneur » et proposait d’annexer le « grand État du Canada » (Lecomte A. M., 2024). L’annonce d’importants tarifs douaniers sur les importations canadiennes et les allusions répétées à l’annexion du pays ont fait ressurgir une angoisse ancienne : depuis la destinée manifeste au XIXᵉ siècle – doctrine selon laquelle la mission divine des États-Unis serait d’étendre la « civilisation » dans le monde –, le Canada cultive le rêve d’un partenariat privilégié tout en craignant d’être absorbé par son voisin (Cros L., 2001). Pierre Elliott Trudeau l’avait résumée dans une image forte restée célèbre : « Être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant ; quelque douce et placide que soit la bête, on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements. » (CBC Archives, 1969).

L’épisode 2024-2025 n’est donc pas une aberration, mais le dernier rebond d’une relation asymétrique où commerce, sécurité et identité nationale s’entremêlent (Jaumain S., 2022). À chaque poussée des États-Unis répond un sursaut patriotique – plus de quatre Canadiens sur cinq se disent aujourd’hui encore plus fiers d’appartenir à leur pays (Léger et National Post, 2025 ; voir aussi Brie E. et F. Mathieu, 2021) – mais aussi l’obligation de composer avec une dépendance économique et militaire profonde.

Cette résurgence récente de l’impérialisme des États-Unis a suscité beaucoup d’intérêt, comme en témoigne le hors-série du magazine Historia (septembre-novembre 2025) sur « Les États-Unis, l’obsession impériale », numéro auquel ont contribué plusieurs chercheurs de l’Institut des Amériques. Le présent dossier présente l’originalité de s’intéresser avant tout à la réaction du Canada et illustre la tension qui caractérise la relation entre les deux pays et traverse les huit analyses réunies ici. Elles ont pour vocation d’éclairer tour à tour le passé long, les rapports de force contemporains et les issues possibles face à l’évolution de la situation. Laurence Cros retrace deux siècles de projets d’union, d’invasions avortées et de libre-échange contrarié, montrant que la peur d’être annexé a souvent servi de moteur à la construction nationale canadienne. Christian Deblock revient sur le cycle ACEUM-ALENA (les accords de libre-échanges de 1994 à 2020) pour montrer comment un outil jadis stabilisateur est devenu un levier de pression pour Washington et un piège de dépendance pour Ottawa. Christophe Cloutier-Roy et Frédérick Gagnon analysent quant à eux le glissement des perceptions des citoyens des États-Unis, de l’« indifférence bienveillante » à l’« effet Trump », où le Canada passe du statut de meilleur ami à celui d’obstacle aux intérêts des États-Unis. David Haglund décortique ensuite la doctrine du « bad-neighbour policy » et interroge : quand l’allié de l’OTAN devient l’objet de menaces territoriales, la défense continentale doit-elle être repensée ? Catherine Xhardez montre comment la frontière Canada–États-Unis, souvent symbolisée ces dernières années par le Chemin Roxham, est aujourd’hui instrumentalisée dans le bras-de-fer tarifaire ; l’Entente sur les tiers pays sûrs devient un test de confiance et un risque pour les droits des migrants. Frédéric Boily explore les fractures régionales : alors que Québec et d’autres provinces plaident l’unité, certaines comme l’Alberta voient dans les pipelines et l’énergie une occasion de s’émanciper des marchés américains – ou peut-être de s’en rapprocher davantage ? Dave Guénette et Jeremy Zhu rappellent que, juridiquement, l’entrée du Canada dans l’Union que sont les États-Unis exigerait un accord unanime des provinces et un vote du Congrès : un casse-tête constitutionnel doublé d’un casse-tête partisan. Enfin, Stéphane Paquin conclut sur la stratégie à adopter au Canada : transformer les dépendances en leviers – diversification commerciale, autonomie énergétique, diplomatie multilatérale – plutôt que répondre symétriquement à la provocation.

À travers ces regards croisés, le dossier interroge moins la probabilité d’une « 51ᵉ étoile » sur le drapeau des États-Unis que la capacité du Canada à rester « le vrai Nord, fort et libre » – comme le proclame la version anglaise de l’hymne national canadien – sans renoncer au pragmatisme qui caractérise sa politique extérieure. Entre fierté ravivée et réalités d’interdépendance, il s’agit de comprendre comment un éléphant irascible peut, une fois encore, servir d’aiguillon à la souveraineté canadienne.